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jeudi 29 octobre 2020

L'Ours et le Rossignol (Winternight T1) - Katherine Arden

 

 
Premier tome de la trilogie Winternight (ou "Trilogie d'une nuit d'hiver"), L'Ours et le Rossignol m'a d'abord séduite par sa magnifique couverture, puis par son univers. Selon l'éditeur, chaque tome peut se lire indépendamment, mais ce serait une bêtise. Je vous conseille fortement de lire cette trilogie dans l'ordre pour en apprécier pleinement l'histoire et voir évoluer les personnages, dont Vassia, héroïne que l'on suit du premier au dernier tome.
 
L'histoire se déroule dans la Russie du XIVe siècle. À cette époque, il s'agissait surtout d'un ensemble de principautés, dirigées par des princes qui devaient payer un tribut aux conquérants Mongols. L'autrice nous fait ainsi rencontrer, au cours de son récit, des personnages historiques comme Ivan II, grand-prince de Moscou, et son fils Dimitri, qui deviendra grand-prince à son tour. Même si elle prend certaines libertés avec l'Histoire et ses grands personnages, c'est assez agréable de découvrir la Russie à cette période. D'autant plus qu'aux petites manigances politiques (assez loin en arrière-plan mais ayant un impact sur la vie de nos personnages) s'ajoute l'histoire religieuse. Le christianisme a commencé à s'installer en Russie vers le Xe siècle, mais à l'époque de notre histoire, tous les foyers n'ont pas pour autant abandonné les anciennes croyances. Et c'est là le sujet principal de cette trilogie.
 
Piotr Vladimirovitch est un grand seigneur : "un boyard, avec des terres fertiles et beaucoup d'hommes pour exécuter ses ordres". Il a déjà eu quatre enfants avec son épouse Marina, fille d'Ivan Ier, mais celle-ci est de nouveau enceinte et tient absolument à garder cet enfant car elle sent qu'il s'agira d'une fille exceptionnelle, dotée des mêmes dons que sa défunte mère. Mais Marina meurt en couche, brisant ainsi le cœur de Piotr, qui lui a promis de prendre soin de leur nouveau-née qu'elle a nommée Vassilissa.
Des années plus tard, Vassia est une enfant sauvage et particulièrement têtue, qui adore se promener dans la forêt et écouter les contes de la vieille servante de la famille, Dounia. Mais au-delà de cela, Vassia a un don : elle est capable de voir les esprits des anciennes croyances. Malheureusement son côté indomptable va pousser son père à chercher une nouvelle épouse, espérant ainsi lui trouver une mère qui saura se faire obéir d'elle, et se rend alors à Moscou. Le grand-prince Ivan II voit ainsi l'opportunité de se débarrasser de deux gêneurs : sa fille Anna, considérée comme folle ; et le prince de Serpoukhov, Vladimir Andreïevitch, un potentiel rival de son fils Dimitri au titre de grand-prince de Moscou. Ivan propose (ou plutôt ordonne) à Piotr d'épouser Anna tandis que sa fille aînée, Olga, pourrait être mariée à ce fameux Vladimir. C'est ainsi que Piotr revient avec Anna Ivanovna et que, un an plus tard, Olga part vivre à Moscou au bras de Vladimir. L'un de ses fils étant parti pour entrer dans les ordres, il ne reste alors à Piotr plus que trois enfants de son premier mariage : Kolia, Aliocha et Vassia. De sa seconde union naît une magnifique petite fille, Irina.
Mais Vassia ne s'entend pas avec sa belle-mère, qui la déteste, notamment à cause de son esprit libre, mais surtout à cause de son don. Car Anna, comme elle, est capable de voir les esprits. Sauf qu'Anna, indéniablement dévote, les considère comme des démons et en a une peur bleue. Alors, quand arrive sur leurs terres le nouveau prêtre, Konstantin, tous deux s'allient pour chasser ces anciennes croyances de l'esprit des habitants de ces terres reculées.
 
Je dois avouer avoir eu un peu de mal au début à me souvenir de qui était qui à cause des particularités qu'ont les prénoms russes, comme les diminutifs et les suffixes. Par exemple, le prénom Nikolaï (celui de l'aîné de la famille) a pour diminutif Kolia, et Aleksandr (un autre des fils de Piotr) a pour diminutif Sacha. Le diminutif est quelque chose de très répandu chez les Russes, et est utilisé notamment par la famille, les amis, ou encore les collègues de travail. Moi, simple française, qui ne suit pas habituée à ce qu'il y ait automatiquement un diminutif pour un prénom, il m'est arrivé de penser (surtout au début, le temps que je capte bien le truc) qu'il s'agissait de différents personnages. Et en plus des diminutifs, il y a les suffixes ajoutés à la fin du prénom : par exemple Vassilissa, surnommée Vassia, est souvent appelée Vassotchka. Donc quand on n'est pas habitué, cela prend un peu de temps pour bien saisir les différentes subtilités de l'usage des prénoms russes. Mais une fois qu'on a chopé le truc, on finit par s'y faire et à mieux suivre. Bon après il y a ceux qui sont plus rapides à la détente et qui comprennent direct.

Puisqu'on parlait des prénoms, continuons dans la lancée avec les personnages. Franchement, je les ai tous trouvés intéressants et particulièrement bien travaillés.
Vassia est une enfant laide, comparée à une grenouille par sa famille, contrairement aux contes de fées dans lesquelles les héroïnes sont en général décrites comme belles. Au début du roman, Dounia raconte l'histoire de Gel, le Roi de l'hiver. Dans ce conte, l'héroïne est belle et sa demi-sœur est laide, alors qu'ici c'est l'inverse, puisqu'Irina est décrite comme une beauté. En revanche la belle-mère est mauvaise dans les deux cas, bien que plus complexe dans le roman (mais nous y reviendrons plus tard). J'ai bien aimé ce contraste entre le conte de fées et l'histoire de Vassia : elle n'a pas besoin d'être belle pour être une héroïne, et Vassia attire les regards d'une autre manière. En effet, les hommes sont fascinés par cette jeune fille, tout simplement à cause de ce qu'elle est : sauvage, libre, courageuse. Vassia n'entre dans aucune case, elle est incapable de se conformer à ce que l'on attend d'une femme à cette époque (le mariage ou le couvent). Cela mécontente les gens autant que cela les fascine, et ce bien malgré eux. Cette aura qui semble l'entourer et attire les regards est aussi probablement due à sa particularité, qu'elle tient de sa grand-mère maternelle, étant donné que cette dernière captait l'attention dès qu'elle entrait dans une pièce (ce qui fit pas mal jaser à la cour de Moscou où elle séduisit le grand-prince). Ainsi Vassia est capable de voir les esprits ancestraux, aussi bien "domestiques" comme le Domovoï (esprit protecteur du foyer) et le Vazila (gardien des étables et protecteur du bétail), que "sauvages" comme la Roussalka (une sorte d'ondine qui aime bien manger des humains). Ce don va également attirer sur elle l'attention de Morozko (le Roi de l'hiver) et du sombre Movdov (esprit qui se nourrit de la peur), et Vassia va devoir faire preuve de beaucoup de détermination pour venir à bout des menaces qui pèseront alors sur elle et sa famille.
J'ai beaucoup aimé les liens que Vassia développe avec ces esprits, une sorte d'amitié qui la rend particulière à leurs yeux. Car, si au départ la jeune fille était quelque peu méfiante à leur égard parce qu'elle ne comprenait pas vraiment ce qu'ils étaient, elle finit par s'adresser à eux comme à n'importe qui et à les traiter comme des personnes à part entière. Vassia ne laisse personne lui dicter ce qu'elle doit penser, que ce soit sa famille ou les croyances, et c'est là sa force.
 
Anna Ivanovna, la fameuse méchante belle-mère, est tout son contraire. Anna est également capable de voir les esprits ancestraux mais, ayant été élevée dans la foi chrétienne, elle ne les voit que comme des démons et est effrayée dès qu'elle en voit un. C'est à cause de ses réactions face aux esprits, invisibles pour les autres, qu'elle est considérée comme folle par les membres de la Cour. Pour se libérer de ces horribles visions, Anna désirait aller au couvent car, comme dans tout lieu saint (comme les églises), les esprits n'y entrent pas. Mais ses espoirs se brisent lorsque son père la marie à Piotr, qui l'emmène dans ses terres reculées entourées d'une sombre forêt. Là-bas, les anciennes croyances sont toujours respectées, aussi le nombre d'esprits y est bien plus grand qu'à Moscou. C'est une véritable torture pour elle que de vivre au milieu de ces démons, aussi passe-t-elle le plus clair de son temps dans la petite église. Et comme à la Cour, là encore elle passe pour une femme étrange. Sa haine envers Vassia vient de deux points : Vassia est trop libre à son goût et n'écoute personne ; et elle finit par se rendre compte que sa belle-fille peut également voir les démons mais que, contrairement à elle, elle discute avec eux, sympathise même avec eux, ce qui est pire que tout. Anna n'est pas méchante en soi, mais ses croyances sont tellement ancrées en elle qu'elle ne peut voir les choses que d'une seule manière. Pour elle, Vassia est au service des démons et risque d'apporter le malheur chez eux, ce qui la pousse à la haïr au point de finir par vouloir s'en débarrasser. C'est pourquoi l'arrivée de Konstantin, le nouveau prêtre, va grandement la soulager.
 
Pour moi, Konstantin est le gros méchant de l'histoire. Ce prêtre a un charisme fou : dès qu'il arrive, dès qu'il parle, les gens ne peuvent s'empêcher de le regarder et de l'écouter, comme hypnotisés. C'est marrant, car ce sont ces mêmes personnes qui traitent Vassia de sorcière en partie pour les mêmes raisons, tandis qu'elles considèrent Konstantin comme un envoyé de Dieu. Est-ce parce que Vassia n'est qu'une femme ? Dans tous les cas, ce prêtre fascine. Il n'est d'ailleurs pas très content de se retrouver dans ce coin paumé (il a été en quelque sorte exilé pour des histoires de politique), mais se persuade d'avoir été envoyé ici par Dieu pour une mission : sauver les habitants de ces terres de leurs mauvaises croyances. Grâce à son super charisme, il va parvenir à les convaincre d'abandonner ces mauvaises habitudes qu'ils ont de laisser des offrandes aux esprits ancestraux, car c'est là risquer la colère et le châtiment de Dieu. Et tous vont l'écouter, sauf Vassia. Dès que la religion vient au centre d'une histoire, ça a tendance à m'énerver : pas parce que je n'aime pas cela, au contraire c'est très intéressant, mais parce que les actes et paroles de certains personnages finissent forcément par me déplaire. Imposer une religion aux autres parce qu'on est persuadé que c'est la nôtre la meilleure, ça craint. Et quand on impose une religion par la peur, ça craint encore plus. Si les gens se mettent à abandonner leurs vieilles croyances, c'est par peur d'un châtiment divin. Vassia fait d'ailleurs remarquer que, depuis que Konstantin est arrivé, elle voit bien plus de personnes effrayées que de personnes heureuses. Et en poussant les habitants à cesser les offrandes, Konstantin va attirer le malheur sur eux, car sans offrandes les esprits protecteurs ne sont plus assez puissants pour les protéger contre l'ombre qui menace. 
En fait j'ai trouvé Konstantin vachement hypocrite : il est indéniablement attiré par Vassia (pas forcément une attirance charnelle, mais elle occupe ses pensées alors que celles-ci ne devraient être consacrées qu'à son Dieu) et se met en tête que c'est de sa faute à elle et qu'il doit s'en débarrasser s'il veut pouvoir la chasser de ses pensées. Une collègue a d'ailleurs fait un lien entre lui et le Frollo de Notre-Dame de Paris, et c'est vrai que c'est tout à fait ça. Si un homme d'église est tenté, c'est forcément la faute de la femme (probablement une sorcière) et du diable (mais bien sûr...). Mais ce que j'ai trouvé vraiment intéressant chez lui, ce sont toutes ses contradictions : il veut se débarrasser de Vassia mais en même temps cherche à la protéger ; il se prétend humble mais ne peut s'empêcher de rêver de grandeur ; il manipule les autres et finit par être manipulé à son tour. J'ai vraiment détesté ce Konstantin, et chacune de ses paroles m'a fait sortir de mes gonds, donc pour le coup c'est un personnage drôlement réussi.
 
Les autres personnages sont tout aussi bien fouillés que ces trois-là, chacun ayant une personnalité complexe et un rôle particulier au sein de l'histoire (personne n'est là pour faire de la figuration). Je ne vais toutefois pas m'attarder sur eux, car ma chronique se transformerait en mémoire. Tous sont importants, mais je tenais vraiment à parler de ces trois-là (Vassia, Anna et Konstantin) car ce sont ceux qui m'ont le plus fait réagir.

L'intrigue prend un peu de temps à se mettre en place, ce qui donne une impression de longueur au début. Mais plus on plonge dans l'histoire, plus on s'immerge dans les paysages enneigés de ces terres reculées, plus on s'enfonce dans cette immense forêt qui cache des êtres à la fois sombres et lumineux, plus on a de mal à en sortir. Le récit nous entoure de mystères, et si nous parvenons à en découvrir certains, d'autres nous restent inaccessibles. Morozko, le Roi de l'hiver, parle par énigmes, comme beaucoup d'autres esprits de cette histoire (ce qui a d'ailleurs le don d'agacer Vassia). Certains éléments sont expliqués sans vraiment l'être, car il faut pouvoir accepter le fait que certaines choses sont ainsi et que l'on ne peut pas toujours savoir pourquoi. Comme dans beaucoup de contes, c'est ainsi, et c'est tout. Moi qui adore comprendre, cet aspect-là aurait pu me rebuter, mais non. L'autrice est parvenue, d'une plume soignée, poétique et plutôt fluide (malgré quelques descriptions confuses), à me faire accepter ce postulat en douceur, me faisant ainsi abandonner mes questions pour simplement savourer la découverte de l'univers du folklore russe. En effet, je ne suis pas une grande habituée des contes russes, et la plupart des créatures que j'ai pu rencontrer au fil de ma lecture m'étaient inconnues. Toutes m'ont fascinée, qu'elles soient pacifiques comme le Domovoï ou plutôt dangereuses comme la Roussalka. Je crois que c'est ce qui m'a le plus séduite, dans ce roman : découvrir toutes ces créatures, puissantes et pourtant si dépendantes des hommes.
 
En bref...
L'Ours et le Rossignol ancre le lecteur dans l'univers des contes russes tout en y insérant une part de l'Histoire de la Russie. L'intrigue, assez bien menée, est teintée d'une atmosphère mystérieuse et évolue au sein de conflits politiques et religieux. Car c'est un peu ce qui est au cœur de cette histoire : une sorte de combat entre le christianisme et les anciennes croyances. À travers cela, c'est aussi un combat pour la liberté, celle d'avoir ses propres croyances, mais surtout celle d'être différent et de vivre la vie que l'on souhaite (que l'on soit un homme ou une femme). Le lecteur fait ainsi la connaissance de créatures issues du folklore russe et de personnages particulièrement bien travaillés, certains faisant réagir plus que d'autres, mais chacun ayant un rôle important au sein d'un univers somme toute fascinant, apporté ici par une plume soignée et poétique. Une belle découverte.

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