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vendredi 11 décembre 2020

Vita Nostra (Les Métamorphoses T1) - Marina & Sergueï Diatchenko

 

 
Vita Nostra est le premier volet d'une trilogie articulée autour de la thématique de la métamorphose. De quel genre de métamorphose(s) parlons-nous exactement ? Pour comprendre celles abordées dans Vita Nostra, il vaut mieux le découvrir soi-même. En fait, pour comprendre pleinement tout ce dont je parlerai dans ma chronique, lire le livre soi-même est la seule solution. Car ce roman met en avant des concepts vraiment très particuliers, mais fort intrigants. Personnellement, je ne suis pas sûre d'avoir bien tout assimilé. Cela ne m'a cependant pas empêchée d'apprécier ma lecture, bien que les débuts aient été quelque peu... périlleux. J'avoue m'être sérieusement demandée si je n'allais pas détester ou, pire, abandonner. Heureusement j'ai tenu bon, et je n'ai pas été déçue.
 
L'histoire se déroule en Russie. Alexandra Samokhina (ou Sacha), seize ans, vit seule avec sa mère avec laquelle elle est très proche. Durant leurs vacances en bord de mer, sa mère fait la rencontre d'un homme, Valentin, avec lequel elle va commencer à nouer une relation plus qu'amicale. De son côté, Sacha remarque la présence constante d'un homme portant des lunettes noires qui ne cesse de l'observer. Effrayée, la jeune fille fait tout pour l'éviter, en vain. Il finit un jour par l'aborder, énonçant des propos pour le moins étranges, et lui demande (ou plutôt ordonne) d'effectuer un rituel plutôt humiliant : aller nager nue dans la mer tous les matins avant le lever du soleil. Aucun refus ni manquement au rituel ne sera toléré, au risque de provoquer un événement plus ou moins grave. De peur que sa mère soit mise en danger, Sacha effectue la tâche exigée par ce Farit Kojennikov, vomissant d'étranges pièces de monnaie à chaque fois que sa tâche est accomplie.
De retour chez elle, Sacha pense être enfin débarrassée de cet homme mystérieux. Quelle n'est pas sa terreur lorsqu'elle se retrouve face à lui, qui lui demande d'accomplir un nouveau rituel tout aussi, voire plus, humiliant que le précédent. Mais Farit lui promet de ne jamais lui demander l'impossible et lui rappelle les conséquences en cas de non respect du rituel. Ainsi Sacha effectue-t-elle sa tâche quotidienne avec assiduité, négligeant les cours, ne sortant plus que pour cela. Pendant ce temps, sa mère retrouve Valentin, qui prend de plus en plus de place dans sa vie.
Un jour Farit annonce à Sacha qu'elle va intégrer L'Institut des Technologies Spéciales qui se trouve à Torpa, une toute petite ville inconnue perdue au milieu de nulle part. Là encore, la jeune fille n'a pas le choix. Elle échoue aux examens d'entrée à l'université et convainc tant bien que mal sa mère de la laisser partir étudier à Torpa, lui jurant que ce ne sera que temporaire, le temps de trouver autre chose.
C'est ainsi que Sacha se retrouve dans cet étrange Institut, mais pour y étudier quoi ?
 
Bon, déjà, oubliez les comparaisons à Harry Potter, cela n'a strictement rien à voir. Je déteste quand les éditeurs sortent des comparaisons de ce genre, comme s'ils avaient besoin de ça pour vendre le livre. Alors oui, c'est un roman initiatique où il est question d'un apprentissage bien particulier, mais ça il y en a à la pelle, et les similitudes s'arrêtent là. Car dans le genre atypique, Vita nostra place la barre assez haut.
Tellement haut que j'ai bien cru que j'allais me casser la figure. Les débuts ont été pour moi assez difficiles, et ce pour un ensemble de raisons qui, prises séparément, ne sont pas forcément dérangeantes.
Tout d'abord, le rythme du roman est assez lent, il n'y a pas de scènes d'action à proprement parler, il n'y a pas de gros événements, pas de méchants à affronter, etc. Il est ici question d'apprentissage, mais d'un apprentissage bien particulier, enfin, plutôt de plusieurs apprentissages. Aussi le roman est-il centré sur la psychologie des personnages et sur leur rapport au monde. Sacha quitte le cocon familial pour vivre dans un internat, au milieu d'inconnus. Au départ, c'est un moyen pour elle de fuir Valentin, venu emménager chez elles, ce qu'elle perçoit comme une invasion au sein de son cocon, abîmant alors leur complicité mère/fille. Elle s'éloigne ainsi de sa mère, à qui elle est sans cesse obligée de mentir pour qu'elle ne découvre pas la vérité sur l'Institut, et apprend à devenir indépendante. Elle va vivre ses premières amours, ses premières peines de cœur, des déceptions et des joies, va nouer des liens plus ou moins forts avec ses camarades, apprendre à s'occuper de soi et des autres, etc.  On aborde là le passage à l'âge adulte, et la peur que l'adolescent peut ressentir à l'idée de quitter le foyer familial, de prendre son envol.
Et la peur est le sentiment dominant du livre, décliné sous diverses formes : peur de mûrir, peur de l'amour, peur de la perte, peur de l'échec, etc. C'est un sentiment sur lequel jouent les enseignants pour pousser les élèves à obéir et, surtout, à étudier sérieusement. Le problème est qu'il est assez compliqué d'apprendre quelque chose qu'on ne nous explique pas.
 
C'est ce point-là qui m'a le plus dérangée au début : ne pas savoir, ne pas comprendre. Comme les choses sont assez longues à se mettre en place, le fait que rien ne soit expliqué ne m'a guère aidée à avancer avec enthousiasme dans ma lecture. Heureusement une collègue qui l'avait déjà lu m'a expliqué qu'il fallait passer un certain cap dans le livre pour être gagné par son ambiance si particulière. Alors je me suis accrochée et, passé grosso modo le premier quart (voire le premier tiers) du roman, je suis enfin parvenue à entrer vraiment dans l'histoire. J'ai ainsi fini par m'attacher à cette jeune Sacha qui cherche sa place, à la fois dans sa famille (qui va connaître quelques changements) et dans le monde. Et, au fur et à mesure que les choses se sont éclaircies (même si le brouillard était toujours un peu présent), j'ai eu de plus en plus de plaisir à suivre ce récit si curieux.
Bon, du coup j'explique un peu l'inexpliqué/inexplicable (enfin, je vais essayer d'être compréhensible dans le minimum du possible). Dans cet Institut, les élèves étudient des matières générales (droit, histoire, sport, etc.) et des matières spéciales. En première année, il y a une matière spéciale, mais il n'est jamais précisé ce qu'est exactement cette matière. Les première année sont divisés en deux groupes en fonction de la personne qui les a recrutés : le groupe A (dont fait partie Sacha) sont ceux repérés par Farit Kojennikov, le groupe B sont les autres. Sacha, comme tous les première année, se demande ce qu'elle fait là, trouve les élèves des deuxième et troisième années très étranges (certains s'arrêtent d'un coup sans raison apparente, les yeux dans le vide, d'autres sont estropiés, etc.), et ne comprend pas cette fichue matière spéciale. En quoi consistent les cours et les devoirs ? Leur professeur leur fait lire des paragraphes illisibles et leur demande de les apprendre par cœur. Ensuite, lors de sessions individuelles, il vérifie s'ils ont bien travaillé ou non. Comment lire l'illisible ? Et pourquoi ? Que cela est-il censé apporter ? Sacha, habituellement bonne élève, va avoir beaucoup de mal à comprendre cette étrange matière. Comme tous les élèves. Mais, à force d'acharnement, un déclic se fera et la jeune fille va développer un véritable don pour ces matières spéciales. J'ai trouvé vraiment intéressant que Sacha ne comprenne et ne réussisse pas tout du premier coup : à chaque spécialité (elle en aura une supplémentaire en deuxième année), elle rencontre de grosses difficultés avant de parvenir à intégrer l'enseignement. En revanche, une fois que c'est fait, elle devient très douée et dépasse les attentes de ses professeurs (peut-être même trop).
Elle devient la meilleur élève, aussi les professeurs spéciaux lui donnent-ils souvent plus de devoirs que les autres. Le problème est qu'elle est tellement douée qu'elle a tendance à se laisser emporter et en fait beaucoup plus que demandé. Vous me direz, quel mal y a-t-il à cela ? Simplement que ce ne sont pas là des exercices anodins, qu'ils peuvent avoir un impact plus ou moins important sur son corps, son esprit, et sur le monde qui l'entoure. Du coup j'ai par moments trouvé Sacha un peu inconsciente : elle fait la bêtise une fois et en voit le résultat catastrophique, ses profs la préviennent qu'elle ne doit pas recommencer, mais elle recommence. Plusieurs fois. Bon, c'est souvent malgré elle, mais pas toujours. Il devient alors de plus en plus important pour elle de gagner en maturité, en maîtrise de soi.
 
J'ai pas mal parlé de Sacha (normal, c'est le personnage principal), mais d'autres personnages m'ont pas mal intéressée. Aucun n'est spécialement détestable, tous ont leurs qualités comme leurs défauts, ensuite c'est à chacun de les apprécier ou pas.
Kostia est un personnage qui va avoir une certaine importance dans la vie de Sacha. Tout d'abord il est le premier qu'elle rencontre à Torpa, c'est avec lui qu'elle découvre la ville et l'Institut. Tous deux vont développer une relation assez particulière, entre amour et amitié. Au départ, j'ai plutôt bien aimé Kostia, mais il se met à se comporter de manière totalement stupide et là il est descendu dans mon échelle de valeur, pour remonter ensuite plus tard dans l'histoire lorsqu'il aidera Sacha au moment où elle en aura le plus besoin. Au début de l'année scolaire, Kostia est peu apprécié par ses camarades à cause de l'identité de son père, fortement détesté par bon nombre d'entre eux. Mais le jeune homme n'y est pour rien : il ne connaissait même pas son père avant que celui-ci débarque pour proposer à sa mère d'envoyer son fils étudier à l'Institut. C'était ça ou le service militaire. Kostia aurait largement préféré la seconde solution, mais on ne lui a pas vraiment laissé le choix. Aussi déteste-t-il son père autant que la plupart des autres élèves qui ont eu affaire à lui. Si certains ne parviendront pas à passer outre cette parenté, d'autres vont voir Kostia pour ce qu'il est : un jeune homme aussi paumé qu'eux dans cet étrange Institut, un garçon sociable, aimable, malgré quelques défauts (à découvrir lors de la lecture). Un personnage assez intéressant, donc.
J'ai bien aimé les professeurs de spécialité également, même si je ne m'attarderais pas trop sur eux car il faut les découvrir en même temps que ce qu'ils enseignent. Si celui présent dès la première année paraît froid et dur envers ses élèves, tandis que celui rencontré en deuxième année paraît bien plus jovial et tolérant, si chacun a une manière différente d'enseigner, ils font autant l'un que l'autre planer une certaine menace au-dessus de la tête des élèves : si vous ne travaillez pas, si vous ne mettez pas tout ce que vous avez dans vos études, cela aura de sérieuses conséquences.
Et ces conséquences, ce sont des êtres comme Farit Kojennikov qui s'en occupent. Farit est pour moi le personnage le plus mystérieux du roman, et j'en suis toujours à me demander qui il est (ou ce qu'il est), quel est exactement son rôle dans ce monde. Car l'on finit par comprendre qu'il est bien plus qu'il ne semble être. C'est un personnage d'ailleurs assez difficile à cerner : il porte des menaces à l'encontre des élèves qu'il a recrutés et dont il a la charge, mais essaie tout de même de les aider au mieux (même s'ils ne s'en rendent pas toujours compte tellement les méthodes sont peu conventionnelles). Il se montre très distant, pourtant il va à plusieurs reprises essayer de remonter le moral de Sacha, qu'il va tout de même pas mal épauler (à sa manière).
Ce sont donc là les personnages qui m'ont le plus intriguée, bien que d'autres, comme une des camarades de chambre de Sacha par exemple, ont aussi un certain intérêt au sein de l'histoire. En tout cas tous ont leur caractère propre, avec une psychologie bien développée et que l'on voit évoluer au fil du récit.
 
Et là je me rends compte que je n'ai rien dit de concret sur le fameux enseignement spécial. Tout simplement parce que c'est impossible (pour moi du moins). Car Vita nostra aborde des concepts abstraits. Vous me direz, un concept est par définition abstrait. Oui, mais ici c'est de l'abstrait très abstrait. Aucun élève de première année n'est capable de dire ce qu'il apprend dans cette matière. Sacha ne comprendra d'ailleurs l'étrange comportement des deuxième année qu'en arrivant elle-même en deuxième année, soit en vivant ce qu'ils ont eux-même vécu avant elle. Tout passe par la pratique, par l'expérience personnelle. Il ne sert à rien d'essayer d'expliquer ce qu'ils apprennent car une personne extérieure, sans cette même expérience, ne peut comprendre.
Tout ce que je peux dire, c'est que tout tourne autour du pouvoir des mots, de la puissance de la parole. Tout réside là-dedans. Quelle place ont les mots dans le monde ? Et quelle est la place de l'humain, dans tout ça ? Car au final il est question des mots, mais aussi de métamorphose. En effet, au fil de son apprentissage Sacha change, à la fois psychologiquement et physiquement. Il ne s'agit pas simplement des changements habituels propres aux adolescents devenant adultes. Cela va bien au-delà. Cela touche à des choses bien plus grandes que la simple condition humaine, et en même temps c'est une forme de métaphore de cette condition.
Mais pour comprendre tout cela, il faut le découvrir soi-même. J'ai dit au tout début de cette chronique que je n'étais pas sûre d'avoir moi-même tout assimilé. Et c'est vrai. Beaucoup d'interrogations me sont venues au fil de ma lecture. Certaines ont eu des réponses (par exemple, que représentent ces pièces que Sacha vomit lors de certains événements ?), d'autres sont restées pour moi en suspens (par exemple, qu'est vraiment Farit Kojennikov ?). Il faut dire que les auteurs touchent ici à des concepts vraiment particuliers et tellement abstraits qu'il est difficile d'en saisir toutes les facettes. Et, surtout, je pense que chaque lecteur peut trouver une interprétation différente, selon sa propre compréhension du récit.
 
En bref...
Vita nostra est le premier volet d'une trilogie dont chaque tome sera apparemment indépendant mais qui tournera autour d'une même thématique : la métamorphose. Certains préfèreront alors parler de triptyque, bien que ce soit un terme synonyme plutôt employé en peinture, mais je comprends le désir de différencier une série avec des tomes interdépendants d'une série dont les tomes sont indépendants les uns des autres. Pour ma part, je continuerai d'utiliser le terme de trilogie.
Vita nostra, donc, est un roman que je classerais dans le genre fantastique plutôt que fantasy, mais il s'agit là d'un point de vue purement personnel, car c'est ainsi que je l'ai perçu.
Marina et Sergueï Diatchenko ont travaillé de concert pour nous livrer un récit des plus curieux où sont développés des concepts particuliers et, surtout, particulièrement abstraits mais tout de même très intéressants. S'il peut être difficile d'accrocher au début du roman, en raison de certaines longueurs et quelques incompréhensions, il ne faut surtout pas se décourager, la suite valant largement la peine. La psychologie des personnages est bien travaillée, nous donnant ainsi à voir leurs questionnements et leur évolution de manière tout à fait crédible une fois que l'on a bien pris en compte que ce qu'ils vivent dans cet Institut des Technologies Spéciales n'a rien d'ordinaire et tout de très étrange. L'intrigue est menée avec brio, surtout si l'on considère le travail que cela a dû être de rendre compréhensif et captivant un récit abordant des concepts si abstraits. Ainsi il est question de métamorphose, autant physique que psychologique, à la fois littérale et métaphorique, mais également du pouvoir des mots et de la peur.
Un roman qui sort de l'ordinaire et qui mérite de prendre le risque d'y plonger.

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